Un petit remontant au lendemain de la défaite...

Luun sortait tout juste de l'hôpital. Cette nuit il avait appris leur défaite sur un brancard. Cela ne l'étonnait en rien, mais il était mécontent de n'avoir pas pu faire plus malgré tout. Enfin les Loups avaient été présents, comme toujours et leur honneur était toujours aussi haut. Trop diraient certains, mais pour lui ce n'était pas un mal, quand bien même certains pouvaient s'en servir contre eux.

Il avançait dans Port Louis, un peu perdu dans ses esprits mais toutefois encore vigilant. Il pouvait très bien rester des ennemis non loin. Il remontait en direction de la maison de guilde pour aller se préparer à un nouveau travail quand il rencontra une jeune connaissance. Rodolphe Sangrebaie. Certainement pas son vrai nom, mais il n'y prêtait pas attention. Lui même après tout... Il fit un détour pour aller lui parler.


Rodolphe, le bon jour à vous. Comment allez vous? Vous me semblez un peu choqué, un combat malheureux vous aurait il valu une nuit à l'hospice?


Le jeune homme qui lui faisait face ne devait être guère plus jeune que lui, s'il l'était, mais il semblait ici encore bien novice. Pourtant au fond de ses yeux brillait une forte volonté. Quel but il suivait? Luun n'en avait aucune idée pour le moment, mais il sentait le sang de cet homme battre avec force et vigueur dans son corps. Les crocs étaient ils aussi partie prenante de son être? Il comptait bien le découvrir.

Rodolphe s'appuya contre le toit d'une bâtisse et se massa la tempe. Son réveil avait été soudain et violent ce matin, étalé sur un brancard. Il caressa les bandelettes fraiches qui ceignaient son front et effleura la plaie à la tempe, sous les pansements. Ce violoniste n'y était pas allé de main morte... Son innocence et certainement son inconscience l'avaient perdu. Il cogna contre la bâtisse d'un geste irrité... Ce n'était pas bon.. Cette naïvité insouciante, il se devait de la perdre. Dans un monde de loups, il devait arrêter d'être un agneau, s'il voulait enfin atteindre le but qu'il s'était fixé. Il claqua les talons, ses yeux cyan ne perdant guère de leur aspect glacé. Sa tension retomba très vite, cela dit, quand il entendit une voix familière. S'il y avait une chose que sa vie d'ancien mondain lui avait bien appris, c'était comment dissimuler au mieux son tempérament du moment, ou du moins en atténuer la vivacité.

Oh, le bon jour Luun. Il est surprenant de vous voir déjà levé..

Le jeune homme tâta sa tête et eut un sourire amusé.

On ne peut rien vous cacher... J'ai en effet fait une très mauvaise rencontre. Il s'avère que j'ai réussi à dérober aux mains d'une certaine personne un drapeau anglais. Je pensais bien faire en me cachant, et je comptais vous envoyer une lettre pour savoir la meilleure démarche à adopter, mais un homme m'a trouvé avant que je puisse faire quoique ce soit. Un homme... au visage plutôt quelconque, il avait avec lui un violon...

Enfin bon, il s'avère qu'il a essayé de me dérober. Voyant que je ne démordais pas, il a sorti son arme et... Et bien ma foi, je crains de ne pas être aussi bon à l'épée que lui, conclut le jeune Français en hochant les épaules de façon désinvolte.

Ses yeux se fixèrent sur Luun, et il eut l'impression qu'il n'avait pas été le seul à avoir fréquenter l'hospice.

De votre côté, comment allez-vous?

Humm Michel. Un traître à notre colonie. Oui même s'il n'est pas un excellent bretteur vous êtes encore loin de faire le poids contre lui. La prochaine fois joignez moi, ou mon capitaine Rohel, dès que vous avez une information sur un drapeau, ou que vous en avez un. Enfin vous ne pouviez pas savoir. Mais vous en avez fait les fruits. Comme beaucoup d'entre nous.

Pour ma part le capitaine des pirates m'a utilisé comme cible pour son tromblon, il ne m'a laissé aucune chance, pas pu faire un pas vers lui. Mais il le paiera. Enfin c'est déjà fait en réalité, Rohel lui a rendu la pareille. Mais bon du coup ce matin j'ai dormi plus que d'habitude. Et j'ai grande faim, cela vous dirait il de venir dans notre antre boire et manger en ma compagnie? Cela nous remettra d'aplomb et nous permettra de parler tout en même temps.

Je suppose. On apprend dans le sang, mais on apprend bien.. murmura-t-il d'une voix absente, avant de hocher les épaules à nouveau.

Ma foi je dois dire que j'ai bien faim! J'ai tant parcouru l'extérieur ces dernières temps que je crains n'avoir pas réellement mangé depuis deux jours, peut-être trois. Je pensais aller visiter Port Louis et ses bas fonds pour tout vous dire, mais maintenant que vous me proposez le déjeuner et l'hospitalité, je ne puis refuser!

Rodolphe sourit, fit une brève courbette de remerciement et mit les mains aux hanches.
Bon, et bien, à vous l'honneur, je vous suis.

Luun eut un léger sourire, à peine perceptible, et tourna les talons, se dirigeant vers le côté Nord Ouest de Port Louis. Là un bâtiment sombre et haut de trois étages se tenait. Une lourde porte de chêne en fermait l'accès, elle semblait avoir eu quelques renforcements suite à un accident. Luun l'ouvrit et fit entrer Rodolphe dans une salle commune bien longue, où trônait en son centre une table capable d'accueillir bien dix personnes dans de larges fauteuils en bois. La pièce était faiblement éclairée, par un lustre et des bougies sur des appliques murales. Le chef des Loups continua plus loin et passa dans la salle attenante où un feu brûlait doucement dans la cheminée, comme toujours. Sur la droite le bar, avec un comptoir bien tenu. Derrière le barman et homme à tout faire de la guilde accueillit son maître et le nouveau venu d'un geste de la tête. Sans attendre il passa derrière une toile et revint deux minutes plus tard avec des plats et un pichet de cidre. Luun s'était assis l'un de ces hauts tabourets.

Bien bien, prenez place et racontez moi donc vos premières semaines ici. Qu'avez vous fait, vu et où en êtes vous de vos propres recherches?

Rodolphe suivait Luun dans le silence, ses yeux s'attardant brièvement sur les détails de la ville. Il était du genre observateur, et conscient que le monde était en perpétuel changement, il ne manquait pas une occasion de scruter les alentours ou de regarder sous un jour nouveau les ruelles qu'il avait déjà fréquentées, les bâtiments auxquels il avait déjà jetés un coup d'oeil plus ou moins distrait.
C'est pour cette raison qu'il ne manqua pas le détail du renfoncement, mais il n'en toucha pas mot. Dans une période de guerre, il n'y avait rien de surprenant... Surtout depuis l'intrusion des Anglais dans la ville.

Alors que les deux hommes pénétrèrent dans la bâtisse, Rodolphe fut surpris de constater le peu de lumière que dégageait la salle. Loin d'en être effrayé, il trouvait que cela ne la rendait que plus accueillante. La lumière bien souvent, était si agressive.. Il sourit à la vue du cidre, et c'est dans un esprit de franche camaraderie qu'il se mit à table, en dégrafant sa ceinture où dormait son épée d'infortune.

Ah, des ravitaillements enfin!

Il eut un sourire mystérieux et amusé quand Luun s'enquit de ses recherches et haussa les épaules.
Ma foi, en ce qui concerne mes recherches, je n'ai fait que peu d'efforts. J'ai préféré me rendre utile à la ville en attendant. Je suis encore trop étranger à ces lieux et trop inexpérimenté dans ce monde, mon séjour à l'hospice me l'a montré. Du reste, je préfère être utile à la ville de Port-Louis pour l'instant, en aidant le gouverneur quand le besoin de bras se fait sentir...

Luun mangeait tranquillement, tourné à moitié vers son hôte, et l'écouta en découpant du saucisson de son couteau.

Bien, le sens des priorités et capable d'être objectif quant à ses capacités. Une bonne chose, surtout ici. Le gouverneur a en effet souvent besoin d'aide, mais ce n'est pas le seul. Le marchand de vin a parfois des affaires à sous traiter, de même que des personnes à la fleur bleue. Mais tu n'es pas seul ici, et l'entraide compte pour beaucoup. Surtout sur une île aussi petite, les informations circulent bien et vite, trop même souvent.

Enfin bref pour te dire que oui, les premiers pas ici sont rarement aisés et sans douleur, mais bon, on apprend de ses erreurs et de ses mauvaises passes non?

Rodolphe hésita moins d'une seconde avant de retrousser les manches et se mettre à table. Le corps humain était une chose surprenante: qu'il ait été capable de tenir en se contentant de quelques gorgées de rhum et d'une seule miche de pain pendant trois jours mit en perspective sa résistance. D'autant plus que la faim, qui avait sommeillé et s'était atténuée pendant ces trois jours, qui était devenue comme une sensation bénigne, accessoire et quotidienne, se fit ressentir de façon brutale. Le premier bout de viande qui lui vint à la bouche déclencha une rafale de crampes à son estomac, laissant un sillage de douleurs, mettant à mal le muscle interne qui s'était tenu contracté pendant si longtemps, pour ignorer la faim. Il était affamé. Pire, il aurait pu manger un homme.
Il ne goûta au festin qu'avec plus de plaisir et d'engouement, bien qu'il restait dans les limites du polis. Levant les yeux vers Luun, il écarta les mèches sombres qui striaient son regard et hocha la tête.

En effet, une demoiselle de la Fleur Bleue m'a récemment sollicité pour une affaire de draps. Ou plus exactement, de textiles.

Il s'essuya les lèvres avant de prendre une gorgée de cidre. Le liquide frais et beaucoup moins agressif que le rhum lui calma les sens, et dilata son estomac.

Force est de constater que l'ironie est belle car je sers mieux ma quête en aidant celles des autres. Rien d'étonnant, d'ailleurs.. Mieux vaut savoir se faire des alliés plutôt que faire front seul. Je ne suis qu'un homme, après tout.

Là où une corde seule brise face au vent, plusieurs cordes tressées tiennent bon.


Les marins ont des idiomes intéressants. Donc oui je ne peux qu'approuver votre démarche. La voie de la connaissance et de la force est sensiblement la même. Et pour cela il ne suffit pas de se tourner les pouces ou d'attendre que le fruit mûrisse. Ou rester seul sous un arbre à attendre que le soleil ne passe, ainsi que la poudre.

Luun attaqua les pommes de terres fraîchement cuites et but à son tour du cidre. Il mangeait plus lentement que Rodolphe, mais d'aussi bon appétit. Voyant leurs assiettes se vider, le barman alla chercher le plat afin de les reremplir, sans même demander à l'un ou à l'autre s'ils le désiraient.
Tout en mangeant le Loup Blanc regarda l'épée qui battait aux côtés de Rodolphe. Il fit une jolie grimace.

Pardieu ils équipent toujours aussi mal les nouveaux venus ici, enfin, nos stocks de bonnes armes ne sont pas non plus infinis. Je crains que pour l'instant vous ne soyez guère en mesure de manier l'une des miennes, mais sous peu, si votre main se raffermit un peu plus, je pourrai bien avoir de quoi faire votre bonheur. Une épée d'assez bonne qualité et dont je n'ai pas l'utilité. En parfait état qui plus est car je l'ai moi même entretenue. Toutefois il ne suffira pas d'être capable de la manier, comme toute arme de bretteur, il faudra la mériter.

Son visage se tourna vers celui de son invité et un fin sourire perla à ses lèvres. Il étai bel homme, doté un charisme certain, même si peut être assez froid. Il portait une cicatrice sous l'oeil gauche, mais cela ne le rendait pas laid. Au contraire cela semblait naturel chez cet homme. Un homme particulier, fin et pourtant d'une certaine manière imposant. Et surtout il était impossible de lire ses sentiments sur son visage ou son corps.

Ma foi ils m'ont donné une épée à la mesure de mon talent... répondit Rodolphe derechef, mais il se tut quand Luun lui parla d'une épée qui était sienne.

Le jeune homme devint soudain songeur, se caressant la paume de la main... Son pouce pouvait suivre le trajets ondulés des cals que lui avaient causés des heures et des heures d'exercice. Sa rage et sa soif de vengeance, il le savait, entretenaient son talent. Sa maîtrise allait grandissante et il en prenait conscience chaque jour, mais c'était bien la première fois qu'elle était mise à l'épreuve. Lui ferait-elle défaut?
Quand son regard se posa à nouveau sur Lunn, intimidé certes par son caractère, il n'en affichait pas moins une détermination d'autant plus déconcertante qu'elle en était tranquille.

Soit. Bien belle offre que vous me faîtes, et je vous en remercie. L'idée que je puisse avoir une arme que vous ayez manié et entretenue me comble, cependant, je ne peux accepter tout de suite. Comme vous l'avez dit, je ne serais probablement pas encore à la hauteur d'une arme d'excellente facture, cependant, si par chance je venais à en bénéficier, j'aimerais savoir au préalable comment l'entretenir moi-même. Mon expérience avec les armes et l'art de les garder tranchantes est plutôt faible.

Quand à mes talents de bretteur et bien, je suppose que le jour où je me penserais digne de l'être, vous n'aurez qu'à me mettre à l'épreuve.

Rodolphe se tut et eut un sourire calme. Dans ses yeux luisaient une sorte de feu liquide, brûlant, une assurance et une confiance en lui qui débordaient littéralement de son physique. Les deux hommes semblaient comme connectés par une destinée commune, et Rodolphe se surprit à penser qu'il pouvait se faire un ami en la personne de Luun, lui qui s'était promis de ne jamais s'en encombrer en prenant le cap de Liberty.

Luun but à nouveau un peu de cidre pendant que Rodolphe lui répondait. Il passa un doigt sur ses lèvres et le regarda fixement de ses yeux jaunes.

Mppf.
Ce ne sera pas à toi de décider quand tu te penseras prêt, mais bien à moi. Tu peux penser être, mais pour le moment tu es en réalité incapable de comprendre réellement ta maîtrise et ce qu'elle vaut. Laisse moi donc juger moi même de tes talents. Et alors tu pourras essayer de conquérir cette arme.

Je pourrai t'apprendre de quoi la maintenir dans un état correct, mais pas de quoi la conserver en parfait état. Cela demande trop de travail, il te faudrait plus de dix ans à le faire chaque jour pour commencer à savoir t'occuper réellement de ton arme de manière à ne pas en perdre une partie de sa valeur. Mais si tu y tiens je te montrerai comment l'aider dans son travail, et de temps en temps tu me la rapporteras que je la soigne au mieux.

Luun attaqua à nouveau son repas, et cuiller à la main il ajouta:
Continue à aiguiser ton corps, la lame viendra le compléter en heure et en temps adéquats.

Rodolphe eut un petit rire et secoua la tête, avant de hausser les épaules. Il prit un mouchoir et essuya les comissures de ses lèvres, son regard se perdant dans un songe rapide. Ses yeux luirent malicieusement, et il finit par prendre la parole.

Ce que vous dites est ma foi, bien vrai. Cependant, je ne peux m'empêcher de penser que je ne suis pas un cannevas que vous pouvez comprendre d'un seul coup d'oeil de votre regard d'or. Après tout, on est surpris que par ce que l'on croit connaître. Ce que je veux dire Luun, et je pense que vous en êtes conscient, c'est que même derrière l'agneau peut se cacher le loup.


Il fit un grand sourire, conscient du fardeau de sa bravade.

-Et vous avez bien raison mon ami. Mais pour ce qui est de votre capacité à manier une épée, croyez-moi, un ou deux regards me suffisent pour cerner presque n'importe qui. Pour le reste, je ne me permettrais pas de juger. Ce serait, qui plus est, une bien grossière erreur de ma part.

Luun finit son repas d'une dernière bouchée et repoussa l'assiette, repus. Pour faire couler ce lourd mais gratifiant repas, il but longuement du cidre, en le savourant sur sa langue.

-Tiens en parlant de loup, selon vous qu'est un loup?

Luun se tenait accoudé au bar désormais, une bolée dans sa main droite, tourné vers son invité, ses lèvres amorçant un début de sourire semblant montrer son intérêt pour cette conversation.